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Une analyse critique des discours judiciaires sur l'histoire constitutionnelle


Pour réaliser cette analyse, le projet « néo-rétro constitutionnalismes » se propose de procéder en trois étapes :

 

La place de l’histoire dans les discours des juges constitutionnels

La première étape vise à étudier l’influence sur les discours des juges constitutionnels pendant les années 1990-2010 des thèses développées pendant la même période sur « la fin de l’histoire » (avec l’avènement d’une société globalisée et pluraliste, voire « privatisée »), le déclin des structures étatiques fondées sur la « souveraineté » (au profit à la fois des regroupements supra- et infra- étatiques), ou l’actualisation de modèles anciens (notamment du Moyen Âge) d’ordres juridiques sans État (ou du moins antérieurs à l’émergence de l’État moderne, Van Creveld 1999, Badie 1999, Grossi 1996, Zartman 1995 ; G. Poggi 1994, p. 22 ; Dobner/Loughlin 2010). Sur ces bases, certaines analyses cherchent à démontrer que la relation entre constitution et société a toujours été au cœur des préoccupations des constitutions des États modernes de sorte que la constitution aurait pour objet de définir une collectivité sociale (a collective self) et non pas seulement un État doté du pouvoir souverain (U. K. Preuss in Dobner et Loughlin 2010, p. 23-46 ; H. Lindhal in Loughlin and Walker 2007, p. 9-24; et aussi dans une moindre mesure, « Sovereignty and Representation in the European Union », in Walker 2003). La perspective qu’ouvrent les travaux de la théorie institutionnaliste de Searle, et notamment la proposition qu’il fait d’une ontologie sociale, paraît ici fort pertinente et incitent nombre de constitutionnaliste à penser – ou repenser – la constitution comme une règle constitutive de cette entité sociale autonome (Searle 2006 et 2010).
On voit bien, à titre d’hypothèse, comment ces thèses pourraient supporter et même légitimer l’activisme de juges constitutionnels se désolidarisant des structures gouvernementales de l’État au nom de la défense des droits fondamentaux garantis à la société, à ses différents groupes et, sur la base de normes internationales, à l’humanité toute entière. On est tenté également d’apercevoir un lien entre la critique d’une certaine lecture de Kelsen et la promotion d’un pluralisme juridique, aux accents anti-étatiques et souvent anti-positivistes (Twining 2000) qui fait des juges les interprètes d’un droit « sans l’État ». Des décisions des juges constitutionnels en Afrique du Sud et en Inde (ou au sein des Cours européennes) parlent de « société pluraliste » et pourraient indiquer la sensibilité de ces juges à de telles thèses. Ces hypothèses demandent néanmoins à être vérifiées, en raison notamment de la position des juges constitutionnels à l’intérieur des États ou au service d’un « état de droit » qui se conçoit difficilement « sans l’État ». L’enquête aura ainsi pour but de mesurer (à travers les argumentaires déployés) l’influence réelle de ces thèses historiques, leur connaissance et leur utilisation par les juges (en se demandant s’il y a des différences de ce point de vue entre les juges des cours européennes ou asiatiques, que l’on peut supposer plus ouverts aux thèses du pluralisme juridique) et, en sens inverse, la diffusion des travaux qui contestent ce types d’analyses sur le dépérissement de l’État (Birnbaum in Troper 2006).

 

La construction des concepts juridiques à partir de l’histoire constitutionnelle

La deuxième étape correspond à l’analyse du discours des juges constitutionnels sur l’histoire de la justice constitutionnelle. L’hypothèse serait celle du doxa sélectionnant les « moments forts » et les auteurs de référence dans un contexte mondialisé pour justifier des progrès constants du contrôle de constitutionnalité au nom d’un mouvement de l’histoire.
Quelques exemples peuvent être donnés : l’argumentaire donné par le Chief Justice de la Cour suprême d’Israël, Aharon Barak, pour justifier la « révolution constitutionnelle » de la décision United Mizrahi Bank Ltd c. Migdal Village (1995), s’appuie sur une lecture des progrès du judicial review dans l’histoire des « États démocratiques éclairés » (les États-Unis, le Canada, l’Allemagne, le Japon, l’Espagne, l’Italie _ on notera l’absence de la France) qui va des textes du Fédéraliste aux constitutions de l’après Seconde Guerre mondiale influencées par Kelsen (pour conclure que « le vingtième siècle est le siècle du judicial review) ; au Pakistan (dans un contexte fort différent, avec des références au droit musulman et aux textes coraniques), la décision du 12 mai 2000 sur la constitutionnalité de l’état d’exception fait référence aussi bien au droit romain, à l’histoire constitutionnelle britannique et à ses interprètes, qu’à Story et Kelsen. Si la citation de précédents et d’autorités doctrinales fait partie des traditions judiciaires des pays de common law, on peut s’interroger sur l’apparition de cette sorte de « fonds commun » de références historiques à propos d’une prétendue mondialisation de la justice constitutionnelle et de ses fondements. L’argumentation de Marbury v. Madison (quant à la suprématie de la constitution sur les lois ordinaires) était déjà une théorie du droit, produite par l’histoire, dont on connaît le succès.
Il s’agira donc de rechercher, par l’analyse de décisions prises dans différents pays et dans diverses situations (instauration du contrôle de constitutionnalité, contrôle éventuel des amendements constitutionnels, pouvoirs d’exception…), s’il y a bien une (ou plusieurs) relecture(s) officielles (à travers des interprétations authentiques données par les juges). L’analyse critique est susceptible de relever les simplifications, voire les erreurs historiques, auxquelles peut donner lieu ce type de discours réécrivant l’histoire (par exemple l’attribution de la paternité de la théorie de la « séparation des pouvoirs » à Montesquieu par des décisions indiennes ou pakistanaises).
Nous nous proposons, en même temps, de nous interroger sur la construction et l’usage de principes ou concepts constitutionnels à partir de l’histoire et des conséquences à tirer de configurations où les mêmes juristes élaborent ces concepts (censés être déjà « dans le droit ») et les utilisent (pour en réalité les introduire dans un récit historique élaboré). Le rapport entre concepts juridiques du constitutionnalisme et « invention d’une tradition » (fondée notamment sur la constitution de 1791) a été mis en valeur, pour la France, par les travaux de Michel Troper (notamment Troper 1994, p. 8-15). Les travaux de Gustavo Zabregelsky, qui a été juge à la Cour constitutionnelle italienne, tout comme ceux de Aharon Barak, qui est juge à la Cour suprême d’Israël, illustrent aussi l’utilisation de l’histoire (en l’occurrence celle des théories sur l’interprétation du droit par les juges) pour défendre une conception du rôle du juge constitutionnel, « intermédiaire entre l’État et la société », susceptible d’être mise en œuvre par la juridiction constitutionnelle (Zagrebelsky 2000 et 2008). L’invention des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » en France ou des « principes suprêmes de l’ordre constitutionnel en Italie (comme le caractère laïque de l’État dans une décision de 1989, Halpérin in Labruna 2006) relève de la même méthode de retour sur l’histoire. Ici l’enquête consiste à évaluer, toujours dans le cadre de la mondialisation actuelle, ce recours à des phénomènes historiques sélectionnés (de grands textes constitutionnels ou de grands auteurs) pour fonder des concepts utilisés par ceux-là mêmes qui les élaborent.


Enquête sociologique sur les justifications par les juges de leurs décisions

La troisième étape est une enquête comparative portant sur tout à la fois sur l’histoire et l’analyse des décisions de plusieurs Cours constitutionnelles. L’enquête se focalise sur les décisions du Conseil constitutionnel français, la Cour constitutionnelle italienne, la Cour suprême américaine, la Cour constitutionnelle fédérale allemande et la Cour suprême mexicaine. Nous souhaitons accompagner notre travail d’analyse des décisions des juridictions constitutionnelles par une enquête de terrain reposant sur des techniques qualitatives. Nous prévoyons donc de procéder à des entretiens individuels avec deux hauts magistrats dans chacune des juridictions retenues à titre principal pour notre recherche. Nous avons déjà pris des contacts positifs auprès de plusieurs conseillers constitutionnels français et italiens ainsi que des magistrats du Tribunal constitutionnel fédéral allemand et nous espérons qu’il en sera de même auprès de leurs collègues étrangers dans les semaines et les mois qui viennent. Nous interrogerons les magistrats sur plusieurs aspects de leurs pratiques de justification et de diffusion des décisions constitutionnelles. Les entretiens, de type semi-directif, ne prétendront pas constituer des entretiens biographiques destinés à dégager des tendances lourdes en fonction de facteurs précis, mais viseront avant tout à collecter des représentations, des explications, des justifications de l’activité juridictionnelle des Cours constitutionnelles dans le cadre de la motivation de leurs décisions (Blanchet 1992, Weber et Beaud 2003, Romelaer 2005).
La recherche comportera trois stades : la collecte des informations par l’équipe, la discussion-analyse des informations et la synthèse des informations lors de l’organisation d’une journée d’étude « Transparence des motivations et justice constitutionnelle ». Idéalement, cette rencontre aura lieu entre les membres du groupe ayant participé à l’enquête de terrain et un certain nombre de hauts magistrats français et étrangers au printemps 2013 afin de permettre une analyse croisée et un éclairage supplémentaire des données recueillies.