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Contexte


Le constitutionnalisme et ses âges

Le « concept de constitutionnalisme n’est pas moins plurivoque que celui de constitution » (Beaud 1996, p. 188). Le terme « constitutionnalisme » renvoie historiquement au développement d’une doctrine juridico-politique propre à la culture occidentale qui a connu deux grands moments en tension l’un avec l’autre.

Le premier moment se situe à la fin du XVIIIe siècle, avec principalement la Révolution française et l’Indépendance américaine. Il donne naissance aux idées de soumission de l’État et des instances gouvernantes à la règle de droit constitutionnel (distinction pouvoir constituant/constitué) et d’intime liaison entre l’existence d’une constitution et la garantie des droits de l’homme. Fondamentalement, ce qui est consacré dans cette phase pionnière du constitutionnalisme moderne, c’est le modèle forgé par la philosophie des Lumières d’une constitution qui « constitue » certes l’État (organisation des pouvoirs publics, séparation des pouvoirs), mais aussi et surtout l’homme lui-même, « renaturé » ou régénéré par sa condition de citoyen assujetti à la loi civile (Bastid 1985, Beaud 1996 et 2009, Troper/Jaume 1994, Pasquino 1998, Vergne 2006, Wood 1969).
Selon cette conception, la constitution de l’homme se réalise par la constitution d’un peuple souverain, qui par la loi permet à l’individu de se hisser à la hauteur de l’intérêt général et donc de s’humaniser. Ainsi, la notion de constitution acquiert une portée essentiellement philosophique et devient un enjeu anthropologique, par l’affirmation du principe démocratique comme couronnement de la logique des droits de l’homme (Rousseau).
Mais elle n’a pas encore de grande portée du point de vue des disciplines juridiques : le droit constitutionnel n’est pas vraiment pris au sérieux (en dehors des Etats-Unis depuis l’arrêt de la Cour suprême Marbury versus Madison). Après les grandes constructions des pères fondateurs de la fin du XIXe - début XXe, il a même tendance à s’étioler et s’éclipser derrière la « science politique » des années 1960. La période est ainsi celle du triomphe de la démocratie et de l’ « Etat légal », mais il n’y a pas encore pas d’éclosion véritable de l’ « Etat de droit » (Redor 1992, Zoller 2003, Häberle 2004 Brunet 2007).

Le second moment, de la seconde moitié du XXe siècle, essentiellement européen, traduit après la Seconde Guerre mondiale une conception « kelsénienne » de la constitution, qui était parvenue à s’établir dans la seule Autriche dès l’après Première Guerre mondiale. Il y eut plusieurs vagues successives d’un modèle qui fait de la soumission du pouvoir politique à la férule de la justice constitutionnelle le principal mécanisme de garantie des droits de l’homme, rebaptisés « droits fondamentaux » : les puissance vaincues de la Seconde Guerre mondiale d’abord (Allemagne, Italie, Japon), les démocraties issues de la chute des dictatures fascistes dans les années 1970 (Grèce, Espagne, Portugal, phénomène du même ordre plus tardivement en Amérique latine), les démocraties d’Europe de l’Est issues de la chute de l’URSS dans les années 1990 (Troper 1994, Beaud 1994, Brunet 2007, Cayla 2008, Ackerman 1998a et 1998b). Toutes ces situations historiques ont été celles de la conversion spectaculaire des régimes les plus brutalement opposés à l’esprit démocratique du constitutionnalisme des XVIIIe et XIXe siècles à l’éthique des droits de l’homme. De ce point de vue après l’exemplarité de l’Autriche (patrie de la monarchie - habsbourgeoise - d’Ancien Régime du temps d’avant la première guerre mondiale), l’Allemagne post-nazie de 1949 est érigée à son tour en modèle éminent de ce deuxième âge du constitutionnalisme, avec notamment l’article 1 de la Loi fondamentale qui fait du devoir de garantir le respect de la dignité humaine, l’obligation la plus forte qui pèse sur tous les pouvoirs publics.
Se sentant moins concernée par de telles situations, la France s’est ralliée à sa façon, progressivement et tardivement à ce modèle, dans le contexte très particulier de la Ve République. Cette construction française de l’Etat de droit, lente, laborieuse, complexe, procède moins du texte constitutionnel que de l’action interprétative du Conseil constitutionnel éminemment favorable à l’extension de ses propres pouvoirs, selon un cheminement prétorien voisin de celui que le droit administratif avait connu au début du XXe siècle, avec la jurisprudence du Conseil d’Etat .
Ce second moment de l’histoire du constitutionnalisme est donc foncièrement celui du développement considérable de la justice constitutionnelle, induisant une transformation profonde du concept de constitution : celle-ci, dans les descriptions des manuels de droit constitutionnel, ne se réduit plus à un texte émanant du « pouvoir constituant », mais elle s’étend désormais à des normes non écrites, d’origine prétorienne. Aussi le thème du pouvoir normatif et constituant du juge, c’est-à-dire celui du gouvernement des juges, est-il la marque principale de ce second moment, comme la face négative qui accompagne la face positive de la protection des droits fondamentaux

Ce second moment est donc aussi et surtout porteur d’atteintes au modèle antérieur : il est celui du surgissement d’une vive tension entre Etat de droit et Etat légal, Etat de droit et démocratie, droit et loi, droit et politique, juge non élu et gouvernement démocratiquement élu. Peut-être cette tension peut-elle être aperçue aussi comme opposant une logique des droits de l’homme à celle de la dignité de la personne humaine.
Le fait est en tout cas que, à côté de cette foncière tension, la période se caractérise aussi par une activité doctrinale extrêmement abondante, notamment d’obédience positiviste (avec ou sans le style particulier et parfois ardu du normativisme kelsénien), s’affairant principalement au dégagement d’une science du droit constitutionnel qui apparaisse comme discipline juridique fondamentale, comparable à ce qu’a pu être la science du droit civil au début du XIXe siècle ou celle du droit administratif au début du XXe.
Mais il n’est pas exclu que cette ferveur dans la construction d’un discours scientifique de la part de la doctrine constitutionnaliste puisse être corrélée aux entreprises d’apaisement, voire d’euphémisation ou de camouflage de la tension entre Etat de droit et démocratie, révélant ainsi une forme d’alliance objective entre le discours des professeurs de droit constitutionnel, à la recherche de scientificité pour asseoir son autorité, et celui des juges constitutionnels, à la recherche de légitimation pour conforter leur propre extension de pouvoir.

 

Les révolutions politiques, sociales et scientifiques dans la période 1990-2010
Mais aujourd’hui, dans la période contemporaine du passage du XXe au XXIe siècle, peut-on comme cela a pu être affirmé, parler d’un troisième moment, qui serait celui de l’apaisement de toutes les tensions précédentes, de l’avènement de l’esprit absolu du constitutionnalisme, c’est-à-dire celui de la « fin de l’histoire » (Fukuyama 1992) ? La question se pose si l’on observe un certain nombre de phénomènes majeurs et entièrement nouveaux survenus dans les vingt dernières années, dans la période charnière 1990-2010 dont l’analyse reste à faire.

Dans la période 1990-2010, émergent en effet plusieurs configurations politiques particulières qui posent des problèmes spécifiques, ne rentrant pas dans le cadre du constitutionnalisme classique :

Saute d’abord aux yeux un décentrement spectaculaire du constitutionnalisme, qui ne se limite plus désormais aux continents américain et européen : de nouveaux textes constitutionnels, de nouvelles procédures de justice constitutionnelle, se manifestent en Turquie, en Égypte, en Afrique noire. Un constitutionnalisme asiatique est également en pleine phase d’expansion, comportant des pratiques nouvelles (par exemple en Inde, où s’accomplissent de profondes mutations constitutionnelles par voie jurisprudentielle).

Par ailleurs, le cas très particulier et sans équivalent d’Israël (où le pouvoir constituant détenu par la Knesset n’a jamais été exercé en vue d’édicter une constitution écrite, mais où il y a pourtant, depuis 1992, une justice constitutionnelle tout de même, s’appuyant sur des « lois fondamentales » dégagées prétoriennement.

En Europe, le constitutionnalisme s’extraie du cadre national et acquiert une dimension continentale : cette évolution très importante est aussi d’une très grande complexité avec l’imbrication des diverses institutions européennes (Union européenne, convention européenne des droits de l’homme notamment) qui imposent leur autorité aux ordres juridiques nationaux. Cette évolution conduit très nettement à la crise ou au moins au dépassement du modèle constitutionnaliste précédent : la recherche d’une constitution européenne, en même temps que l’adoption d’une charte européenne des droits fondamentaux, favorise la concurrence des juridictions européennes (CEDH, CJUE) avec les différentes juridictions internes dans la garantie apportée au respect des droits fondamentaux (trois ordres de juridiction pour le cas de la France par exemple). Elle déclenche aussi une mutation profonde des constitutions nationales pour les besoins de l’autorité de l’ordre juridique communautaire, avec notamment la très profonde transformation du système constitutionnel britannique qui, tout en étant toujours dépourvu de « constitution écrite », admet néanmoins depuis l'édiction du Human Rights Act de 1998 la possibilité d’une garantie juridictionnelle des droits fondamentaux. Evidemment, cette recherche d’une constitution pour affirmer l’identité européenne apparaît comme une urgence politique majeure après la disparition de l’URSS et la chute du rideau de fer : la démocratisation des pays d’Europe de l’est, c’est aussi la marche forcée de l’Union européenne vers son expansion à tout le continent.

Mais dans la même période, on assiste à une chute analogue des dictatures d’extrême droite et à l’avènement d’une transition démocratique dans les pays d’Amérique latine (Argentine, Chili, etc.).
Or, ce processus de transition s’accomplit en grande partie sous l’influence du modèle sud-africain : l’Afrique du Sud, dans cette période, invente un très original processus constituant associé à une procédure très spéciale et complexe de « vérité et réconciliation », pour l’aménagement de la phase de transition entre apartheid et Etat de droit, et exporte cette méthode fondée sur l’amnistie et la non poursuite de crimes contre l’humanité comme un modèle applicable à d’autres situations de transition démocratique, et ce en forte opposition au modèle européen qui donne au contraire dans la surenchère répressive à l’égard des crimes contre l’humanité, en assurant la promotion du concept de dignité et des mécanismes internationaux de garantie des droits fondamentaux.

Toutefois, la considération attentive et dans le détail de la singularité très grande de chaque situation interdit de parler véritablement de « modèle » sud-africain : la démarche normative est en réalité propre à chaque cas (Argentine, Chili, Rwanda, Maroc, etc.)

Par ailleurs, des pratiques constitutionnelles entrant dans de nouveaux champs d’application du point de vue des droits fondamentaux, peuvent s’apercevoir comme infléchissant, stimulant ou au contraire freinant la logique constitutionnaliste : ainsi des nouvelles dispositions constitutionnelles qui, dans de nombreuses parties du monde, se consacrent aux questions de bioéthique, d’environnement, etc. Des revendications nouvelles (le mariage homosexuel par exemple), de nouvelles conceptions de la démocratie et de la justice (notamment concernant les minorités, les peuples indigènes, les discriminations positives, les lois mémorielles, etc. ne cessent d’alimenter de nouvelles demandes de constitutionnalisation. Ces mutations de la société semblent affecter de mille façons différentes les formes antérieurement reçues du constitutionnalisme.