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Évolution commune à tous les systèmes constitutionnels


Nous proposons d’étudier séparément les nouvelles pratiques constitutionnelles des acteurs juridiques dans l’ensemble du monde contemporain et les réactions que ces pratiques ont suscitées dans la doctrine universitaire, en faisant rebondir des débats plus anciens.

Nouvelles pratiques constitutionnelles

Par pratiques constitutionnelles, susceptibles d’être qualifiées de nouvelles, nous entendons certains objets apparus récemment dans la sphère constitutionnelle (tels la bioéthique, l’environnement), aussi bien que des approches nouvelles sur des sujets plus traditionnels (comme la question des droits des minorités) ou des méthodes inédites et en voie de formation comme celle consistant dans l’évaluation législative.

a. Bioéthique et constitution

Les perspectives théoriques et juridiques que posent les questions liées aux sciences du vivant s’inscrivent nettement dans l’interrogation suscitée par le concept de constitutionnalisme. Si le constitutionnalisme postule que la consécration de normes rigides permet de protéger avantageusement les droits fondamentaux, la traduction juridique des principes bioéthiques, comme choix de société, s’inscrit bien dans ce champ.

Tout d’abord, se pose au fond la question de la légitimité de la constitutionnalisation de ces enjeux (au double sens de promotion des normes législatives ou jurisprudentielles dans la Constitution et de fondation des solutions ordinaires sur des bases constitutionnelles). Le « biodroit » existe aujourd’hui comme élément de la bioéthique (au sens de cadres institutionnels et argumentatifs permettant de trancher des cas concrets). Sa dimension constitutionnelle, très inégale d’un Etat à un autre, même en Europe, se partage entre des principes généraux déjà existants (liberté individuelle, vie privée, non-discrimination,…) et des normes au contenu plus spécifique (primauté de la personne, protection du génome, extra-patrimonialité du corps, interdiction du clonage, procédures relatives à l’assistance médicale à la procréation). Peu d’Etats développent au sein de la Constitution des dimensions aussi « techniques » ou « précises ». La loi, le règlement, la jurisprudence ordinaire, suffisent à réguler les pratiques et contentieux. Cela correspond aussi à l’idée que  la bioéthique consiste essentiellement en l’établissement des méthodes de raisonnement et d’argumentation casuistique et non de principes ou impératifs catégoriques. Cependant, un contexte européen, plus porteur d’une éthique principielle (à opposer à une éthique conséquentialiste plus anglo-saxonne) appellerait à une protection constitutionnelle forte de certains principes. La généralisation du contentieux constitutionnel a posteriori tend à renforcer cette exigence.

Ensuite,  le sujet interroge la nature des dispositions à constitutionnaliser :

 

Selon les réponses et choix apportés à ces alternatives, un fort degré de constitutionnalisation de ces questions ne fait pas nécessairement le choix de la régulation publique et peut au contraire conduire à protéger la sphère privée. Dans ce cas, l’esprit du constitutionnalisme se trouve préservé ; le risque inverse existe. L’idée que le sujet de droit lui-même doive rester dans le domaine non-juridicisé correspond au postulat de certains auteurs des Lumières selon lequel l’individu demeure hors du Contrat social. Son inscription constitutionnelle peut aussi mener à une protection accrue des sujets vulnérables (Cayla, Hennette-Vauchez, 2011).

Ces éléments contradictoires, en doctrine comme en droit positif interne et étrangers, appellent des débats et des comparaisons qui peuvent prendre place dans un ouvrage, comme dans un colloque réunissant intervenants français et étrangers (les systèmes suisse et portugais, pour l’Europe, canadien, brésilien ou américain sinon, gardent tout leur intérêt).

 

b. Environnement, écologie, principe de précaution

La construction historique des pactes politiques et sociaux s’est généralement déployée, en Occident, dans le sillage d’un rapport à la nature tout à la fois artificialisé et abstrait. Les montages libéraux progressivement élaborés, consistant à reconnaître aux hommes des droits en les consacrant au plus haut niveau, et à fixer un cadre et des limites au pouvoir, furent très largement élaborés en marge des contraintes écologiques (le cadre physique d’une nature finie). Depuis quelques décennies, le constitutionnalisme est confronté au resurgissement de cette variable oubliée, dont la réapparition s’opère dans un contexte inédit (raréfaction des ressources naturelles, réchauffement climatique, problématiques démographiques, etc.). Cette mutation se réalise dans deux directions majeures : d’une part, la question environnementale est de plus en plus sérieusement prise en compte dans les espaces constitutionnels (pour preuve : depuis la deuxième guerre mondiale, plus de 100 États ont inscrit dans leur constitution la nécessité de prendre en compte l’environnement, à des titres très divers ; avec la Charte de l’environnement, adossée à la Constitution en France en 2005, l’intégration des données écologiques semble poussée à son paroxysme) ; d’autre part, la dimension écologique du pacte social et politique rejaillit aujourd’hui puissamment sur les ordres constitutionnels étatiques et supra-étatiques. Tout d’abord en ce qu’elle contribue, tant du point de vue des principes généraux que des modalités pratiques de mise en œuvre, à l’essor d’une démocratie participative et informative roulant sur une nouvelle culture du risque, et qui invite, certes avec une portée incertaine, à repenser les rapports entre gouvernants et gouvernés, à la lumière de nouveaux paradigmes conçus à partir d’anciens (patrimoine commun, générations futures, développement durable) qui imposent de réinscrire les ordres juridiques dans la longue durée. Mais également parce qu’à travers une nouvelle praxis, elle pose radicalement la question de la morphologie des droits de l’homme, de leurs contours et des limites de leurs réalisations, mesurées au prisme de l’empreinte écologique qu’impliquent leurs concrétisations. La jurisprudence constitutionnelle est, à cet égard, confrontée à la montée en puissance de cette exigence nouvelle, qui la conduit à concevoir différemment ses logiques de bilan et de conciliation entre droits, libertés et ordre public (y compris écologique). Incontestablement, le droit de l’environnement interagit avec le champ constitutionnel, sur le terrain des formes adoptées comme sur celui du message délivré par le constitutionnalisme contemporain.

 

c. Minorités

La notion de minorités est d’introduction récente dans le droit des Etats modernes même si la protection de la minorité politique contre la majorité pour éviter l’éclatement de l’Union avait été une préoccupation majeure lors de l’élaboration de la Constitution des États-Unis. Le contrôle judiciaire de constitutionnalité avait alors été envisagé comme un remède. Le contrôle paraîtra à nouveau indispensable pour assurer la protection des minorités, la paix intérieure et le respect de l’ordre juridique établi lors du démantèlement de l’Empire austro-hongrois.

La notion de minorités fait une entrée discrète dans la jurisprudence de la Cour Suprême des États-Unis en 1938 mais c’est avec la déségrégation raciale qu’elle devient une notion majeure dans le droit des Etats-Unis et conduit la Cour Suprême à préconiser elle-même des dispositifs à mettre en place et à en contrôler d’autres, inventés pour pallier les effets des discriminations passées.

La doctrine constitutionnelle américaine insiste aujourd’hui sur l’importance comme moyen d’intégration de la reconnaissance par la justice des revendications de droits présentées par ceux dont la voix n’avait pu se faire entendre précédemment et répond ainsi à l’accusation portée contre la Cour d’être « contremajoritaire » ou antidémocratique.

La tradition américaine avait été de protéger les individus par la garantie des droits. L’expérience a prouvé, à titre transitoire au moins, que la reconnaissance de minorités pouvait être utile mais aussi, et cela semble un phénomène appelé à perdurer, le pli a été pris de donner à la Cour une composition non monolithique à l’image du pays.

Associer la cour constitutionnelle à l’élaboration des politiques, faire de cette cour un lieu de représentation de la société sont des démarches qui se retrouvent, semble-t-il, dans différents pays et constituent des évolutions qu’il conviendrait d’étudier pour en repérer l’extension et la variété des formes et formuler les éventuels compléments théoriques qu’elles appellent.

Il faudrait également tenter de cerner le rapport entre garantie des droits individuels et garantie des droits des minorités dans le monde d’aujourd’hui : elles semblent complémentaires au plan culturel mais pas nécessairement toujours au plan juridique : les droits des minorités pouvant se traduire souvent, en définitive, en droit des membres des minorités. Les attitudes constitutionnelles en matière linguistique devraient également être examinées dans ce cadre et sont susceptibles de compliquer la situation.

Tout ceci suppose de minutieuses et assez longues études de systèmes étrangers, en étroite coopération avec des correspondants des pays en même temps qu’un approfondissement de la littérature déjà rassemblée et des pistes qu’elle invite à explorer. L’avancement des travaux peut alimenter les séances d’un séminaire où les interventions des correspondants étrangers seraient particulièrement bien venues. La fin des travaux pourrait donner lieu à un colloque mais l’objectif ultime doit être la publication des informations recueillies et des conclusions qu’elles inspirent.

 

d. Vers une évaluation de la qualité de la loi ?

Parmi les nouveaux objets constitutionnels, il convient de faire une place au thème de l’évaluation. Le terme figure désormais explicitement dans la constitution française actuelle (art. 47-2, art. 48, art. 51-2) du fait de la nouvelle mission en matière d’évaluation des politiques publiques confiée au Parlement (art. 24) par la loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République. Certes, le seul emploi du terme ne suffit pas à le transformer en un objet constitutionnel. On pourrait en outre faire remarquer que cette nouvelle mission confiée au Parlement échappe au contrôle du juge constitutionnel lequel n’a donc a priori aucune raison de se mêler d’évaluation.

On aurait cependant tort de sous estimer l’influence de cette notion tant elle est, pourrait-on dire, connotée normativement. De plus, au-delà de l’évaluation des politiques publiques, on ne peut pas ne pas être attentif au développement d’un discours constitutionnel fortement marqué par des préoccupations évaluatives. Ainsi, depuis 2005, certaines notions ont donnée lieu à la consécration de nouveaux principes ou objectifs de valeur constitutionnelle explicites – clarté de la loi, accessibilité et intelligibilité de la loi, normativité de la loi – mais aussi, implicites, on pense par exemple à la sécurité juridique, principe explicitement consacré par le Conseil d’État mais non encore par le Conseil constitutionnel (bien que les membres de ce dernier insistent pour montrer que le Conseil constitutionnel s’y réfère et veille à en imposer le respect au législateur).

Cette jurisprudence tendant à évaluer la qualité de la loi au nom de la protection des droits fondamentaux s’est également accompagnée d’une autre tendant à l’évaluation de la procédure législative laquelle est utilisée comme « instrument de la qualité de la législation ». En outre, on ne cesse de lire, sous la plume des juristes de droit constitutionnel, mais aussi celle des juges ou des membres du Parlement, qu’un lien serait établi entre ce que l’on appelle, d’un côté, « la prolifération de normes juridiques » ou leur « complexité » et, de l’autre, « une tendance à la dégradation de la qualité de ces normes ».

Plusieurs pistes de recherche méritent alors d’être explorées : l’une qui s’attacherait à saisir le contenu des expressions et locutions relatives à la « qualité » de la loi, de la législation, ou à la « normativité » (peut-on parler de la qualité de la loi comme on parle de la qualité de l’air ou de l’eau, quelle conception de la loi présuppose-t-on lorsqu’on envisage de mesurer sa qualité ?) ; l’autre qui s’attacherait à comprendre la fonction de ces concepts dans le discours juridique et le système de normes au sein duquel ils s’intègrent (comment sont construits, le cas échéant, les indicateurs de qualité de la loi et de la législation : quels sont-ils ? qui les construit ? dans quelles conditions ? pour quelle finalité ? comment sont-ils utilisés ?). Ces deux axes de recherche permettraient t de comprendre comment se construit ce nouvel idéal constitutionnel que serait la « bonne loi », une loi claire et efficace, résultat d’une procédure elle-même efficace.

Par ailleurs, cette analyse mériterait d’être enrichie par une réflexion plus globale sur ce qu’il est convenu d’appeler désormais « la culture de l’évaluation » en faveur de laquelle milite la doctrine dite du Nouveau Management Public laquelle entend introduire, au sein des organismes publics, un contrôle des gouvernants lato sensu confié à des experts ayant pour mission d’évaluer la satisfaction par certains acteurs d’objectifs fixés. Le contrôle s’analyse donc en termes d’adéquation moyens-fins et non plus en termes de satisfaction d’intérêt général ou de bien commun. Si des travaux existent déjà sur ces questions (Amselek 1980 et 1991, Auby 1988, Champeil-Desplats 2006 a, 2006b, 2006c, Drago 2005, Wagner 2005), cette ligne d’analyse n’a, à notre connaissance, encore jamais été explorée.

 

Rebonds doctrinaux ?

Dans le prolongement des années 1980, la réflexion doctrinale sur le rôle de l’interprétation dans la détermination de la normativité constitutionnelle (le fameux « bloc de constitutionnalité »), en considération de laquelle le juge constitutionnel exerce concrètement le contrôle de constitutionnalité de la loi, est devenue tout à fait centrale dans la période 1990-2010. En dépit de la diversité des analyses et des orientations philosophiques, il y a dans la communauté des constitutionnalistes contemporains la conviction largement partagée que la question de l’interprétation est désormais d’une importance majeure dans la compréhension du phénomène constitutionnel.

C’est que la science juridique, loin d’être isolée dans sa sphère sur le plan épistémologique, a été sensible aux changements de paradigmes qui ont touché la plupart des disciplines des sciences humaines et sociales, notamment au renversement de perspective induit par le « tournant linguistique » de la philosophie. En particulier, la force déconstructionniste du « soupçon » véhiculé par les courants herméneutique et pragmatique de la philosophie a encouragé, d’un point de vue théorique, la prise de distance par rapport aux thèses « métaphysiques » du premier âge du constitutionnalisme, où l’on estimait, d’une part, qu’il n’y avait véritablement de constitution qu’écrite et, d’autre part, que la seule considération du « sens textuel » suffisait à l’établissement de la normativité constitutionnelle.

L’intégration progressive de la perspective « pragmatique » (au sens d’Austin) et « herméneutique » (au sens de Gadamer) à la théorie de l’interprétation juridique (F. Müller, P. Amselek, F. Ost, O. Cayla) a ainsi procuré un renfort argumentatif à l’émancipation du juge constitutionnel qui, dans le second moment du constitutionnalisme, s’est concrètement réalisée dans le dégagement prétorien de normes constitutionnelles prétoriennes, venues en très grand nombre « compléter », voire simplement se substituer aux textes constitutionnels (notamment sous la forte infliuence de Dworkin).

Certes, au sein de la communauté des spécialistes du droit constitutionnel, il existe des courants toujours très attachés à l’idée que le juge constitutionnel est dépourvu de pouvoir créateur de normes, ou en tout cas qu’il doit l’être, car le « gouvernement des juges » n’est pas selon eux compatible avec le principe de séparation des pouvoirs requis par l’éthique démocratique ; à l’inverse, le courant « réaliste » de la théorie du droit, dans sa critique d’un tel idéalisme, peut aller jusqu’à affirmer le caractère arbitraire du pouvoir créateur de l’interprète, faisant apparaître le juge constitutionnel comme une instance essentiellement politique, détentrice d’une fonction constituante devant d’ailleurs conduire à formuler autrement qu’on ne le fait habituellement la théorie de la séparation des pouvoirs (M. Troper, A. Ross, E. Millard, V. Champeil-Desplats, Le Coustumer, O. Cayla).

Toutefois, le gros de la doctrine préfère éviter ces deux positions extrêmes et s’inscrit plutôt dans une sorte d’entre-deux à vrai dire plus favorable à l’affirmation d’un pouvoir du juge qui serait foncièrement légitime, car créateur sans être arbitraire, parvenant à n’être ni celui d’un automate qui fait office de simple « bouche » de la loi, ni un pouvoir politique délié de toute contrainte rationnelle et ne se déterminant que par de purs actes de volonté. Ainsi, la période 1990-2010, féconde pour les entreprises de philosophie politique tendant à « refonder » les démocraties constitutionnelles occidentales en cherchant à « dépasser » la figure « métaphysique » de la souveraineté des Modernes, sans pour autant rompre avec l’humanisme de ces derniers (L. Ferry, A. Renaut, J. Habermas, M. Gauchet, P. Ricœur), a aussi et corrélativement été fertile, du côté de la théorie du droit, en plaidoyers défendant la cause de la justice constitutionnelle et du développement de son art (ou sa « prudence ») dans le dégagement de normes constitutionnelles non écrites (F. Ost, M. Van de Kerchove, A. Garapon, D. Rousseau…).

 

Il convient donc d’examiner de près ces discussions portant sur la théorie de l’interprétation, qui sont déterminantes non seulement pour comprendre les soubassements profonds du constitutionnalisme et de son évolution, en tant qu’élaboration idéologique forgée par la pensée juridique, mais aussi pour analyser le degré de connivence qu’il peut y avoir entre les théories des professeurs de droit (la « doctrine ») et les intérêts des juges constitutionnels (la « jurisprudence », source de normativité constitutionnelle non écrite).

C’est ainsi dans cette perspective foncièrement critique qu’on se concentrera sur les théories de l’interprétation qui

a) font valoir l’idée d’une spécificité de l’interprétation constitutionnelle ;

b) font valoir la possibilité pour la doctrine de dénoncer des modifications irrégulières du texte de la constitution par des acteurs politiques qui camouflent les méthodes juridiquement prévues pour faire apparaître faussement la révision comme étant régulière ;

c) conduisent la doctrine à affirmer l’existence d’un « noyau dur » de la constitution, rendant irrévisables certaines clauses  de celle-ci, dites « fondamentales » ou « indérogeables » ;

d) introduisent au thème, directement lié à la question de l’interprétation, du rapport entre constitutionnalisme et démocratie.

 

a. Spécificité de l’interprétation constitutionnelle

La thèse de la spécificité de l’interprétation constitutionnelle est aujourd’hui très répandue au sein de la doctrine constitutionnaliste. Elle entend démontrer que toute constitution exige l’emploi de techniques interprétatives spécifiques. Les arguments en faveur d’une spécificité des techniques interprétatives sont généralement au nombre de trois.

D’une part, la constitution est composée de principes qui ne peuvent être appliqués sous la forme d’une subsomption. À la différence des règles, ils doivent faire l’objet d’une concrétisation et donc d’une interprétation propre tandis que les règles contenues dans les lois peuvent faire l’objet d’une application fondée sur leur sens littéral. Le juge constitutionnel, face aux principes que contient la constitution et parce qu’elle contient non des normes de comportement mais des principes, ne saurait se conformer au modèle déductif de la subsomption. Son contrôle passe nécessairement par la méthode herméneutique qui le conduit à mettre en balance deux principes contradictoires ou antagonistes qu’il a pour tâche de concilier.

D’autre part, ces principes constitutionnels sont susceptibles d’entrer en conflits les uns avec les autres. Or, les conflits entre principes ne peuvent être résolus à l’aide des critères classiques de résolution des antinomies valables pour les règles juridiques mais ils doivent prendre la forme d’une pondération, d’un balancement entre principes. Robert Alexy a même tenté de formuler une règle de pondération entre principes (Alexy 2000, 2002, 2003a et 2003b, 2004).

Enfin, l’interprétation de la constitution suppose, de la part du juge constitutionnel une certaine liberté, en sorte qu’il se situe à mi-chemin entre le législateur et le juge ordinaire : il est libre comme peut l’être le législateur mais sa liberté est encadrée par des exigences prudentielles auxquelles échappe le juge ordinaire car il est, quant à lui, tenu de se conformer au modèle de la subsomption. De tels arguments, tout comme les critiques dont ils ont fait l’objet, méritent d’être examinés de près (Goldsworthy  2006).

 

b. La révision constitutionnelle déguisée

Certaines théories de l’interprétation, hostiles aux thèses « réalistes » qui tiennent l’activité interprétative pour être normalement et exclusivement normatrice, entendent au contraire démontrer comment les acteurs cherchent à contourner les méthodes juridiquement prévues pour modifier le droit et en particulier la constitution. De leur point de vue, le moyen consiste dans l’opération de faire croire que la constitution est autre chose qu’elle n’est. Si bien que de nombreuses évolutions juridiques ont largement été induites par des présentations fausses du système juridique et en particulier constitutionnel. Elles peuvent alors servir à promouvoir des révolutions comme des contre-révolutions juridiques et il se pourrait que, dans certaines situations, il ne soit même plus possible d’identifier un état du droit qui ne serait pas « faux ». Ces structures ont été analysées en tant que modèles théoriques (Pfersmann 2010a , 2010 c). Il s’agira, dans le cadre du présent projet, d’approfondir ce modèle et de l’étudier dans le détail des cas concrets, afin de le confronter aux thèses réalistes qu’il combat. Il s’agira aussi, en revenant au plan théorique, d’engager un débat renouvelé sur la question de l’objectivité et de la scientificité de la connaissance juridique.

Une telle étude permettra d’examiner à nouveaux frais un aspect de la très intéressante interaction entre le discours de la doctrine juridique et celui des acteurs du droit, puisqu’elle entend mesurer jusqu’à quel point les juristes cherchent à modifier la constitution simplement en la montrant sous un autre jour ou en introduisant des contenus qui lui sont étrangers.

 

c. le noyau dur de la constitution et la question de l’indérogeabilité

Le thème de la révision constitutionnelle, ici abordé de front, est l’un des plus épineux mais aussi classiques du droit constitutionnel, car très étroitement déterminé par les principes les mieux ancrés du constitutionnalisme, tels qu’ils ont été formulés par ses premiers théoriciens (Sieyès notamment). L’idée-maîtresse qui est en effet défendue depuis les premiers temps du constitutionnalisme, est celle d’une impossibilité foncière, pour le « pouvoir constituant constitué », de modifier certaines clauses constitutionnelles édictées par le « pouvoir constituant originaire » (ainsi, par exemple, « la forme républicaine du gouvernement » sous la Ve République). Mais depuis les premiers temps du constitutionnalisme, la contestation de cette idée, notamment par la doctrine de sensibilité positiviste, fait également rage. Et malgré cette ancienneté du débat, ce dernier a très vivement rebondi dans la période 1990-2010, en raison de l’émergence de situations nouvelles où, par exemple, le juge constitutionnel va même (en Inde notamment) jusqu’à censurer les révisions constitutionnelles qui méconnaîtraient un tel noyau dur de constitutionnalité « indérogeable ». D’autres renouvellements, par ailleurs examinés aussi dans d’autres partie du présent programme Néorétro, comme celui par exemple de la tentative de produire une constitution européenne,  a réactivé le débat sur la nécessité de distinguer, en s’inspirant de la Théorie de la constitution de C. Schmitt, entre Constitution (irrévisable) et simple loi constitutionnelle, plus facilement dérogeable (O. Beaud).

L’affirmation d’une telle indérogeabilité tend de surcroît à se renforcer dans les débats dits « de société » contemporains, comme par exemple ceux qui invoquent le principe de « dignité de la personne humaine » (B. Mathieu, C. Labrusse-Riou, B. Edelman) et la notion corrélative et renouvelée d’ « Ordre public » fondamental (E. Picard, G. Carcassonne, A. Levade), voire d’ « ordre symbolique » (P. Legendre, A. Supiot), pour fonder des interdits absolument intransgressibles (afin d’empêcher la reconnaissance de l’avortement, du clonage reproductif, du mariage homosexuel, de l’inceste, voire de certaines prescriptions religieuses en matière d’habillement, etc.). Une telle stratégie argumentative est sans doute à relier étroitement à l’étude des modalités diverses de promotion du concept de constitutionnalité indérogeable. Pour cette raison, il sera bien sûr nécessaire d’approfondir l’analyse de la promotion doctrinale de la dignité humaine, destinée à assigner le pouvoir politique suprême qu’est le pouvoir constituant à une nouvelle limite infranchissable.

 

d. Démocratie et constitutionnalisme

Les transformations du constitutionnalisme ont réactivé et largement renouvelé le thème classique des relations entre démocratie et contrôle de constitutionnalité. Ces nouvelles problématiques s’articulent autour de trois questions, distinctes mais largement solidaires.

La première consiste à s’interroger à nouveaux frais sur les rapports entre contrôle de constitutionnalité et souveraineté. La discussion traditionnelle sur le « gouvernement des juges » est obsolète à la fois parce qu’elle ne définit pas ce que l’on entend par « gouvernement » et qu’elle postule que la volonté du peuple se confond avec celle des représentants. La question est plutôt de savoir si la réduction de la démocratie aux droits fondamentaux, opérée explicitement ou implicitement par une grande partie de la doctrine, ne conduit pas à faire de la légitimité un point aveugle du discours constitutionnaliste contemporain. Autrement dit peut-on postuler que les citoyens n’ont ni désir ni droit, dès lors que les « droits fondamentaux » leurs sont garantis, d’exprimer un sentiment sur la marche des affaires publiques ? La question se pose en termes de valeur – et en ce sens c’est une question politique – mais elle se pose également en termes d’organisation et de cohérence interne du discours constitutionnaliste dans la mesure où la mise entre parenthèses de l’idée de légitimité ne peut rester sans conséquence sur le fonctionnement de celui-ci. Plus généralement, la question touche à la problématique de l’acceptation du changement social : peut-on limiter celui-ci au nom de règles juridiques qui traduisent par nature un état antérieur du système, et dont l’interprétation, par conséquent la portée concrète, est monopolisée par des juges ? Ce qui montre que la question, bien qu’elle soit au départ formulée en termes juridiques présente une dimension beaucoup plus vaste qui implique une enquête pluridisciplinaire.

Une deuxième interrogation, de portée plus restreinte mais qui comporte un intérêt stratégique évident, concerne de droit constitutionnel français. On ne saurait en effet qu’être frappé à l’heure actuelle par la contradiction entre le culte verbal de l’Etat de droit, la célébration des droits fondamentaux – enfin garantis, selon la doctrine dominante, par un juge constitutionnel – et la désinvolture avec laquelle se voient traités les principes jadis tenus pour sacrés, notamment le principe de séparation des pouvoirs. Cette contradiction, fruit d’une histoire constitutionnelle particulière, atteint un tel niveau qu’on en vient à suggérer que l’ancien droit constitutionnel, fondé sur une séparation mécanique des pouvoirs et sur la limitation réciproque et indirecte qui est censée en résulter, peut être abandonné sans regret puisqu’il existe désormais des procédures susceptibles de faire directement respecter les droits fondamentaux. Or ce point de vue mérite discussion. Une constitution insusceptible de faire respecter le principe proclamé de séparation des pouvoirs peut-elle effectivement garantir à moyen et long terme les droits fondamentaux ? La renonciation au premier ne rend-elle pas notamment problématique l’indépendance du pouvoir judiciaire ? Substituer les juges du gouvernement au gouvernement des juges serait-il un progrès ? Là encore se pose le complexe problème des interactions entre les divers thèmes successivement mis en avant par le discours constitutionnaliste, et qui paraissent refléter des opportunités conjoncturelles plus qu’une prise en compte globale de l’objet dans ses diverses dimensions.

Ce qui conduit à une troisième interrogation. L’idéologie constitutionnaliste n’est-elle pas susceptible de se retourner contre le droit constitutionnel ? L’essor, très tardif en France, de la jurisprudence constitutionnelle a été accueilli comme une novation aussi imprévue qu’heureuse. Mais la réduction du droit constitutionnel à la jurisprudence constitutionnelle semble bien avoir engendré des effets pervers. Au niveau doctrinal ce phénomène a suscité une réinterprétation plus que discutable de l’œuvre de Kelsen, qui s’est trouvée réduite à une technique censée procurer infailliblement le respect des droits fondamentaux. Au point de vue concret, les imperfections de la jurisprudence – formules vagues et changeantes, souvent peu cohérentes, toujours approximatives et superficielles – ont davantage obscurci qu’éclairé les débats doctrinaux. Il en résulte que les concepts cardinaux du droit constitutionnel – et notamment ceux de démocratie et de représentation ici considérés – apparaissent aujourd’hui beaucoup plus flous et difficiles à définir qu’ils ne l’étaient naguère. Même si l’on n’adhère pas à ce diagnostic pessimiste, il demeure que la question des rapports entre doctrine et jurisprudence constitutionnelles constitue un champ de recherches qui devrait être exploré.