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Évolutions des modèles constitutionnels particuliers


 La période 1990-2010 est marquée par l’émergence locale de modèles nouveaux qui ont considérablement marqué la période. Cela ne doit naturellement pas nous empêcher de voir la part de renouvellement qui a pu affecter des modèles plus anciens.

Des modèles nouveaux ?

Les évolutions constitutionnelles consécutives à la fin de l’apartheid en Afrique du Sud paraissent présenter un premier modèle, celui d’un constitutionnalisme que l’on peut qualifier de « réparateur ».

L’apparition de lois constitutionnelles et de formes de contrôle de constitutionnalité au Royaume-Uni et en Israël pourrait apparaître comme la fin des ordres juridiques sans constitution écrite ou l’avènement d’un constitutionnalisme sans constitution. Les récents développements du constitutionnalisme européen ont mis la question des identités constitutionnelles au cœur des débats sur cette construction politique originale par rapport aux modèles antérieurs de fédération.

a. Un constitutionnalisme réparateur ? Le cas de l’Afrique du Sud

Dans la période 1990-2010, le cas du ralliement de l’Afrique du Sud à l’idéal de l’Etat de droit est sans doute l’un des épisodes les plus spectaculaires et marquants d’un « troisième âge » du constitutionnalisme. En effet, les voies juridiques empruntées par les acteurs politiques sud-africains pour l’abandon du régime d’apartheid, peuvent être aperçues comme un renouvellement radical des pratiques et des discours constitutionnalistes classiques. D’abord, avant même d’en arriver à garantir le principe de non discrimination par la Constitution de 1996, l’Afrique du Sud a commencé par se doter en 1993 d’une Constitution provisoire, dont l’objet était de faire naître la figure préalable d’une nation sud-africaine souveraine, susceptible d’agir en tant que pouvoir constituant originaire. C’est ce à quoi s’est employée la procédure de « vérité et réconciliation » mise en place par la Constitution provisoire de 1993, qui s’est ainsi consacrée à la paradoxale constitution du constituant originaire.

Mais cette procédure - qui faisait bénéficier d’une amnistie les « perpretators » de graves violations des droits de l’homme commises pendant la période d’apartheid, en échange de l’aveu de leurs crimes – est porteuse d’un bouleversement des valeurs des démocraties constitutionnelles : à la justice « rétributive » qui caractérise en Europe le traitement pénal spécifique des crimes contre l’humanité, répond la justice « reconstructive » ou « réparatrice » qui, d’après certains auteurs (Ricœur, Garapon), caractérise fondamentalement le modèle sud-africain, dont la stratégie a précisément consisté à éviter de raisonner à propos de l’apartheid dans les termes du crime contre l’humanité et de la sanction pénale, pour faire place à la logique, si ce n’est du pardon, du moins de la « reconnaissance ».

C’est pourquoi l’étude du cas sud-africain – qui a inspiré d’autres démarches « reconstructives » en Afrique et en Amérique latine – est d’une importance théorique primordiale pour faire apparaître la  profonde diversité des voies empruntées par le constitutionnalisme contemporain.

b. Un constitutionnalisme sans constitution écrite ?  Les cas du Royaume-Uni et d’Israël

- Le cas du Royaume-Uni

En droit constitutionnel, on a pris l'habitude de traiter le Royaume-Uni à part. Cet Etat fait figure de cas hors norme, en particulier lorsqu'il s'agit d'évoquer la constitution d'un point de vue formel. Le Royaume-Uni n'aurait pas de constitution. Il s'exclurait dès lors lui-même d'une étude sur le constitutionnalisme. Si cette exclusion est critiquable avant même de plaider le changement de l'ordre juridique britannique, elle l'est encore plus au vu des mouvements qui agitent l'Etat depuis son adhésion aux Communautés européennes (1973).

Le Royaume-Uni a connu des modifications considérables de son ordre juridique prétendument « a-constitutionnel » au cours de ce qui pourrait s'analyser comme un troisième moment de l'histoire du constitutionnalisme. L'une des questions est de savoir si l'événement qu'a constitué l'édiction du Human Rights Act 1998 peut être retenu comme le déclencheur ou l'accélérateur d'une révolution juridique aux effets constitutionnels marqués. Cet élément est-il de nature à inaugurer un « moment constitutionnel » (Ackerman 1998 a) en Grande-Bretagne ? Plus concrètement, faut-il voir un lien de causalité entre un Human Rights Act qui insère en droit interne la plupart des droits de la Convention européenne des droits de l'Homme dès 1998 et l'institution d'une Cour suprême moins de 10 ans plus tard par le Constitutional Reform Act 2005 ? Un tel questionnement présente l'intérêt de mettre en lumière un double rapport : celui du phénomène constitutionnel et des droits de l'Homme et celui du phénomène constitutionnel et de la séparation des pouvoirs.

Pour réaliser cette étude, nous aborderons le cas britannique en faisant l'hypothèse d'une révolution juridique d'envergure constitutionnelle. Nous rechercherons les indices de cette révolution au travers des actes juridiques qui sont venus compléter l'ordre juridique britannique jusqu'à en modifier la logique formelle (bouleversement de la hiérarchie des normes et des principes constitutionnels fondamentaux tels que la souveraineté du Parlement), en tenant compte des discours tant politiques que doctrinaux qui ont entouré l'avènement du nouvel ordre juridique. Le contexte politique et juridique de ces événements doit aussi être analysé pour comprendre l'intention de leurs auteurs et proposer ainsi une interprétation de leur signification. On aura du même coup peut-être confirmé que l'intention qui se trouve à l'origine de ces actes était bel et bien constituante.

- Le cas d’Israël

A partir de 1992, la scène constitutionnelle israélienne  change  rapidement. L’adoption de deux lois fondamentales (sur la dignité et la liberté de l’individu et sur la liberté professionnelle) semblait presque parachever une œuvre constitutionnelle qui ne parvenait pas à conclusion depuis 1949. Le véritable coup de tonnerre intervint le  9 novembre 1995, lorsque la Cour suprême, dans un arrêt de plus de  500 pages (Arrêt Bank Hamizrahi), annonça qu’elle reconnaissait  le caractère supralégislatif des lois fondamentales de 1992 et qu’elle se considérait  comme compétente pour juger de la conformité des lois à ces textes (la logique de cette  situation veut qu’en réalité chaque instance judiciaire dispose du pouvoir de juger de la conformité constitutionnelle). Depuis, la Cour a continué avec persévérance, mais aussi avec  modération, à assumer ce rôle de gardien d’une conformité  constitutionnelle qu’elle avait elle-même établie. A plusieurs occasions,  depuis 1995, la Cour n’a pas hésité à faire usage de ce pouvoir. Un exemple (parmi quelques autres) illustre le propos : la Knesset avait  décidé, par l’intermédiaire d’une loi, d’essayer le système, connu dans plusieurs pays, de la privatisation des prisons. Saisie d’un recours déposé par une association de droits de l’homme, la Cour après de longues années, a déclaré cette loi contraire aux principes constitutionnels régissant le pays, entraînant le démantèlement d’une prison construite entretemps. La Cour a ainsi manifesté son extrême activisme judiciaire - décelable surtout en matière de recours pour excès de pouvoirs classique - dans le domaine constitutionnel (ainsi de l’intervention de la Cour dans le tracé du mur entre la Cisjordanie et Israël). Bien entendu, ce double mouvement a entraîné de fortes réactions du monde politique. C’est cet ensemble complexe qu’il s’agira d’étudier et analyser.

c. L’Europe et la question des identités constitutionnelles. Le néo-constitutionnalisme à l’heure du concept d’identité constitutionnelle

La chute du mur de Berlin en 1989, en plus de sa portée géopolitique, a été sans doute un événement majeur également dans l’histoire du constitutionnalisme. En effet, dans la deuxième moitié de la période 1990-2010, la réunification de l’Europe a produit des conséquences institutionnelles d’une rare complexité, introduisant un certain obscurcissement des catégories traditionnelles du constitutionnalisme, à commencer peut-être par celle même de « constitution ».

L’affirmation d’une Europe qui ne se réduise pas à une zone de libre-échange où ne prévalent que des intérêts économiques, mais qui trouve d’abord son identité dans l’unité politique d’une communauté de valeurs démocratiques et éthiques, a été particulièrement tâtonnante et confuse (Cayla, 2011), dans la tentative laborieuse de doter l’Union européenne - étendue à 27 Etats membres - d’une « Constitution » d’un type nouveau : adoption en 2000 à Nice du texte d’un premier traité édictant une « Charte européenne des droits fondamentaux » ayant vocation à devenir  le « Préambule » d’une « Constitution » européenne à venir - et recopiant en grande partie le texte des dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 (ce qui est en soi suffisant pour introduire la plus grande confusion quant à l’identité de l’Union européenne, Cayla, 2011) ; adoption à Rome en 2004 du texte d’un deuxième traité « établissant une Constitution pour l’Europe », dont la ratification a été refusée par deux « peuples » s’étant exprimé par voie référendaire ; adoption en 2007 à Lisbonne du texte d’un troisième traité « simplifié » aujourd’hui en vigueur depuis 2009, reprenant la plupart des dispositions institutionnelles du traité de Rome précédent mais ne revendiquant plus désormais sa qualité « constitutionnelle » et ayant fait cette fois l’objet d’une procédure de ratification dénuée de toute dimension référendaire. 

Le tout donnant lieu, dans chaque Etat membre, à des procédures de validation qui ont permis d’éprouver un certain décalage avec les principes du constitutionnalisme traditionnel fondé sur le principe de la souveraineté nationale. Ainsi, pour s’en tenir au seul cas de la France, qui est justement emblématique de ce constitutionnalisme traditionnel, on a pu voir le « peuple souverain » se manifester par deux expressions successives et logiquement convergentes du « pouvoir constituant constitué » acceptant par voie parlementaire les révisions rendues nécessaires par l’adhésion de la France aux textes des deux derniers traités de Rome et de Lisbonne ; mais aussi deux expressions successives mais contradictoires du « pouvoir législatif ordinaire », s’étant exprimé par voie référendaire la première fois et par voie parlementaire la seconde fois, pour refuser la ratification du deuxième traité, puis pour accepter celle du troisième traité dont le contenu est pourtant quasi identique à celui du précédent…

Cette vive tension entre les réquisits de l’intégration européenne et la résistance de la logique de la souveraineté nationale est assurément inhérente à l’esprit profond de la construction européenne. Elle transparaît nettement dans la notion d’ « identité constitutionnelle », inscrite tant dans les traités constitutifs de l’Union que dans la jurisprudence des Cours constitutionnelles nationales. Evoquée pour la première fois par feu le traité constitutionnel européen en son article I-5 dans la perspective de relativiser le principe de primauté du droit de l’Union affirmé à l’article I-6, l’identité constitutionnelle est explicitement consacrée dans l’article 4 § 2 du Traité de l’Union européenne dans sa version issue du traité de Lisbonne aux termes duquel « l’Union respecte l’égalité des Etats membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales, politiques et constitutionnelles ».

Manifestement conçue pour empêcher l’irrépressible processus d’intégration européenne de se muer en phénomène aveugle d’uniformisation juridique, cette « réserve » d’identité constitutionnelle s’affiche comme un ultime rempart. Tout se passe comme si les Etats-nations, faisant le deuil de leur propre souveraineté en acceptant la primauté du droit européen, mobilisaient leur attention au service de ce à quoi, à travers leur propre identité, ils ne sauraient renoncer sans se renier eux-mêmes. Il en découle le sentiment que la résistance des ordres juridiques internes ne se manifeste plus en termes de puissance mais, plus fondamentalement, en termes d’existence ou de visibilité culturelle comme en témoigne la jurisprudence du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006 qui, au nom de l’exigence constitutionnelle de transposition des directives européennes, renonce à contrôler celles-ci tant qu’elles ne se heurtent pas à un principe « inhérent à l’identité constitutionnelle de la France ».

L’un des objets de la recherche consistera donc à s’interroger sur le point de savoir si le concept d’identité constitutionnelle, dont il conviendra au demeurant de se demander s’il ne se présente pas non plus comme une nouvelle manière de désigner la supraconstitutionnalité, n’a pas vocation à se substituer au concept de souveraineté dans la théorie juridique de l’Etat-membre.

 

 Renouvellement des modèles anciens ?

Nous prendrons les exemples des Etats-Unis, de l’Autriche et de l’Allemagne, ainsi que la situation française pour nous interroger sur d’éventuels tournants qui justifieraient une nouvelle approche du constitutionnalisme dans ces ordres juridiques qui ont chacun développé des traditions nationales plus ou moins anciennes.

 a. L’état d’exception au centre du néo-constitutionnalisme aux États-Unis

Aux États-Unis, depuis le 11 septembre 2001 et les décisions de la Cour suprême qui sont suivi (notamment Hamdi v. Rumsfeld, Rumsfeld v. Padilla et Rasul v. Bush du 28 juin 2004, la Cour suprême ayant réaffirmé les principes élémentaires du due process en définissant un standard minimum de protection des droits des détenus nationaux ou étrangers), le débat néo-constitutionnaliste s’est focalisé, entre autres, sur la notion d’état d’exception, qui dans le contexte américain est souvent introduite par la question suivante : « La Constitution est-elle un pacte suicidaire ? » (cette expression aurait été utilisée en premier par le juge Robert Jackson, dans son opinion dissidente sur Terminiello v. City of Chicago, 337 USA 1 en 1949). Deux clans doctrinaux s’opposent clairement, selon des clivages politiques classiques.

D’un côté, les constitutionnalistes conservateurs (notamment Alan Dershowitz 2004 ; Richard Posner 2006 ; Adrian Vermeule & Eric A. Posner, 2007) relisent Carl Schmitt à la lumière de l’histoire constitutionnelle américaine récente et moins récente pour légitimer la politique de « Guerre contre la terreur » et ce que celle-ci implique en termes d’entorses constitutionnelles, qu’il s’agisse de contourner l’interdiction de la torture en autorisant des techniques d’interrogation « musclées », de refuser l’habeas corpus aux ressortissants étrangers en créant Guantanamo ou encore de revenir sur la pourtant sacro-sainte liberté d’expression en mettant sous écoute de milliers de citoyens.

De l’autre côté, les juristes libéraux (Stephen Holmes, 2007 ; Reva Siegel et Jack Balkin 2009 ; Bruce Ackerman2010), dénoncent le soi-disant conflit entre liberté et sécurité. Selon eux, l’entreprise de justification des pouvoirs d’urgence par la doctrine conservatrice représente en réalité une remise en question en bonne et due forme du libéralisme politique lui-même, ou du moins de sa prétention à voir tous les pouvoirs publics régulés par le droit à travers le constitutionnalisme.

Ackerman (2010) soutient par exemple que les États-Unis sont entrés, depuis le 11 septembre, dans leur quatrième grand « moment constitutionnel » (après le moment fondateur de 1787, la reconstruction qui a suivi la guerre de sécession et la période du New Deal), caractérisé par l’essor sans précédent du pouvoir présidentiel, qui se manifeste notamment par une maison blanche au personnel et aux compétences sans cesse élargis et à un pouvoir réglementaire qui échappe de plus en plus au contrôle du Congrès. Selon Ackerman, cette nouvelle Constitution est dangereusement menaçante pour les libertés publiques et il recommande le renforcement du contrôle de l’exécutif par la création de nouveaux checks and balances (sous la forme notamment d’un organe de conseil et de contrôle indépendant). Une réflexion sur la question des pouvoirs d’urgence et de l’état d’exception aux États-Unis devra être donc conduite à la fois à un niveau historique et théorique puisqu’il s’agit fondamentalement d’un débat sur la question de savoir s’il y a encore de la substance aujourd’hui à poursuivre le projet constitutionnel libéral classique consistant à assujettir le politique à l’état de droit. Puisque cette aspiration constitue ce que l’on peut considérer comme l’essence du constitutionalisme, c’est l’idée même de constitutionalisme qui est ici en jeu.

Dans le cadre du projet, le cas américain sera aussi un point de départ pour mener une recherche sur les modes de raisonnement, et les méthodes de résolution, employés par les juridictions constitutionnelles lorsqu'elles ont à statuer sur des dispositions faisant intervenir deux principes en conflit. Une forme stylisée, mais courante, de cette situation se rencontre lorsqu'une cour doit se prononcer sur la constitutionnalité d'une norme portant atteinte à une liberté quelconque en vue de sauvegarder la sécurité publique (l'ordre public). Il s'agit alors pour la cour de "concilier" deux impératifs en conflit (pour employer la terminologie de la tradition française), c'est à dire de déterminer quel degré de déviation par rapport à l'un des impératifs est justifié par la poursuite de l'autre objectif. Le caractère durable de la confrontation des Etats de droit avec le terrorisme a ramené cette problématique au premier plan. Certains ont pu penser, dans un premier temps, que les dispositifs d'exception suspendant des libertés pour un temps limité et à des conditions déterminées constituaient une réponse adéquate à la menace terroriste. La durée du terrorisme, maintenant confirmée, semble fermer la voie à cette solution (cf. l’essai de Bernard Manin, "The emergency paradigm and the new terrorism"). La question se pose maintenant plutôt dans les termes suivants : quel degré de restriction permanente ou durable des libertés justifie la protection contre la menace terroriste ? Le problème est de déterminer où doit se situer le point d'ajustement, non pas d'assurer la prééminence temporaire d'un des deux impératifs tout en prévenant les dérives.

b. Le constitutionnalisme germanique à l’avant-garde de la protection des droits fondamentaux ?

La Haute Cour constitutionnelle d’Autriche, créée en 1920-1921 (avec la participation de Kelsen à sa mise en place et à ses premières années de fonctionnement jusqu’en 1930) et la Cour constitutionnelle allemande, qui fonctionne depuis 1951 en vertu de la loi fondamentales de 1949, sont les deux juridictions constitutionnelles du vieux continent qui ont exercé le plus d’influence en Europe (notamment en Espagne, puis dans les pays d’Europe centrale pour la Cour de Karlsruhe) et hors d’Europe (par exemple, en Afrique du Sud). Modèles classiques de justice constitutionnelle, avec un contentieux très important en nombre de décisions rendus (plus de 150 000 pour la Cour constitutionnelle allemande en moins de 60 ans, avec chaque année plus de 6 000 affaires nouvelles depuis 2007, 2 565 procédures en Autriche en 2007, plusieurs dizaines de textes législatifs partiellement annulés chaque année), ces deux juridictions ont dû tenir compte d’événements aussi importants que la réunification allemande (1990, avec ses effets en matière d’avortement, de non-rétroactivité de la loi pénale) ou l’adhésion de l’Autriche à l’Union européenne (1994-1995 avec un référendum constituant, premier exemple de révision globale, Öhlinger 2007, p. 52). S’appuyant sur une jurisprudence considérable et le développement ancien de méthodes spécifiques de raisonnement, les deux Cours autrichienne et allemande tiennent compte aussi des textes européens (notamment de la Convention européenne des droits de l’homme), voire du droit comparé (Markesinis et Fedtke 2006, 296-299 ; en 2002 la Cour de Karlsruhe s’est par exemple appuyée sur la jurisprudence autrichienne à propos de l’abattage halal). Pour déterminer la part de changement et de continuité, le programme néo-rétro s’attachera à compléter les informations sur l’Allemagne par l’étude de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle autrichienne, moins connue en France depuis l’arrêt de la chronique à l’Annuaire international de justice constitutionnelle (dernier exemple avec Pfersmann 2001, p. 443-454 avec l’exemple d’une décision de 2001 déclarant non conforme à la constitution une loi de rang constitutionnel).

c. Les nouvelles perspectives de la « Question prioritaire de constitutionnalité » en France

La réforme constitutionnelle de l’article 61 ouvre pour nous un nombre important de pistes de recherche. L’élargissement de saisine du Conseil Constitutionnel aux justiciables non seulement bouleverse une doctrine, celle de la souveraineté de la loi, qui a résisté pendant plus que deux siècles aux transformations du constitutionnalisme français, l’introduction de la QPC doit, en outre, nous pousser à prendre en compte les changements qui est en  train de se produire dans la technique même du contrôle des lois.

Du fait que la loi promulguée n’est plus nécessairement constitutionnelle s’ouvre toute une problématique nouvelle qui est celle du contrôle à posteriori qui surgit, lui, des doutes liés à l’application de la loi en question aux cas et controverses qu’une court de justice se trouve à devoir juger.

La technique du contrôle utilisée pour la saisine parlementaire a priori, qui a caractérisé le modèle français du contrôle à partir de 1974, pouvait au mieux s’efforcer d’anticiper les effets inconstitutionnels d’une loi votée par le Parlement, sans la possibilité de voire les effets de la loi en question dans des cas imprévus et souvent parfaitement imprévisibles. En ce sens, l’édiction de la loi par le Parlement aussi bien que son contrôle de la part des sages de la rue Montpensier se faisaient pour ainsi dire sous en voile d’ignorance des formes concrètes qu’allait prendre son application. Or, par le mécanisme la saisine de la QPC, c’est la réalité du droit vivant qui fait irruption dans le contrôle de constitutionnalité des lois. De ce point de vue, il va être très intéressant d’analyser non seulement la nouvelle modalité du contentieux constitutionnel qui se base désormais sur un réel procès contradictoire, mais aussi le type de motivation que le Conseil va produire dans les décisions a posteriori par rapport aux formes  classiques du contrôle ex ante.

Or, celui-ci n’est un aspect de l’analyse qui nous semble important de développer dans l’étude des effets de la réforme constitutionnelle de 2008-2010. La pratique du 61-1 a déjà mis en évidence les difficultés qui surgissent d’une transformation des rapports entre les trois cours souveraines de la République. Le «filtre » que les hautes juridictions sont appelées à représenter entre le justiciable et le juge du fond, d’un côté, et l’organe du contrôle de constitutionnalité, de l’autre, semble poser quelques problèmes de division du travail. En fait les hautes cours de l’ordre judiciaire et administratif se voient attribué une fonction qui est acquittée dans d’autres systèmes constitutionnels par les assistants ou les clerks de l’organe de contrôle. Ce qui peut produire, comme cela a déjà été le cas, un déplacement du contrôle du Conseil constitutionnel vers, par exemple, la Cour de Cassation, laquelle a déjà refusé de transmettre une loi que l’opposition parlementaire avait jugé opportun de ne pas envoyer devant le Conseil. Cette difficulté va en outre se superposer à celle qui tient au monopole que les mêmes hautes cours de justice exerçaient sur le contrôle dit de conventionalité, en créant quelques gênes supplémentaires dans le rapport avec les cours supra nationales de Strasbourg et de Luxembourg. 

Dans cette dernière perspective, celle du nouveaux rapport entre cours souveraines et de la relation ambigüe entre contrôle ex ante et ex post, on a même vue récemment l’apparition de celle qu’on pourrait appeler une saisine d’immunisation : une loi approuvé par la majorité n’est pas envoie devant le Conseil constitutionnel par l’opposition, mais par les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale qui demandent un sceau de constitutionnalité pour une loi qui pourrait par cette voie être soustraite au contrôle ex post, grand ouvert au justiciable par à l’absence d’une saisine parlementaire.

Ces fragments d’analyse donnent une idée du chantier considérable qui s’ouvre pour la recherche notamment par rapport à l’actualité constitutionnelle en France et à la transformation que le législateur constituant à opéré tout récemment sur notre système de droit public.