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Hypothèse et démarche de la recherche


 Comment alors rendre compte de ces évolutions survenues dans la période 1990-2010, quelle analyse effectuer de cette diversification des significations du constitutionnalisme ? Peut-on y voir une forme d’actualisation continue d’une vérité universelle du constitutionnalisme qui, à partir de sa matrice européenne et américaine, gagnerait progressivement le monde entier, moyennant quelques variations ou adaptations requises par la diversité des contextes et des situations ? Ou bien n’y a-t-il pas un renouvellement constant autant des techniques que des discours relatifs au constitutionnalisme, qui produirait une altération suffisamment profonde et incessante pour empêcher d’y voir la manifestation d’un processus normatif unique et homogène ?

 

Notre hypothèse :

Elle est plutôt sceptique à l’égard d’une explication globale et univoque. Plutôt qu’une sorte de Aufhebung des deux premiers moments du constitutionnalisme, le troisième moment de la période 1990-2010 nous semble être un moment d’expansion de la complexité, de la diversité, de la multiplicité des contextes, des situations géopolitiques, conduisant alors non pas à l’apogée du constitutionnalisme, mais plutôt à son éclatement. Cette hypothèse serait ainsi celle de la multiplication des aspirations à une certaine identité politico-juridique particulière, et non pas l’effacement des particularismes dans l’empire universel et uniforme d’un constitutionnalisme monosémique.

 

Notre démarche :

La recherche résulterait d’une enquête (avec une inévitable sélection des textes retenus) sur les lectures et relectures des mutations de la démocratie constitutionnelle (1990-2010). Sur des terrains ciblés, cette recherche collective entend faire une analyse critique (mais non pas négatrice) des différentes doctrines qui ont voulu rendre compte de ces mutations et répondre à certaines questions, théoriques mais avec d’évidentes implications pratiques, sur les nouvelles approches qu’appellent les configurations actuelles du constitutionnalisme. Sans s’inscrire à l’avance dans un courant doctrinal, l’analyse partira de la pluralité des théories développées au cours de ces deux dernières décennies (ce qui explique le pluriel de « néo-constitutionnalismes », s’attachant à la fois à la diversité des phénomènes nouveaux et à la variété des positionnements doctrinaux) et du recours constant pendant la même période 1990-2010 à des « relectures historiques ».

 

Mais cette démarche critique ne doit pas s’exercer seulement par une analyse des éléments nouveaux intervenus dans la période, mais aussi par l’examen du discours de l’histoire du droit lorsque celle-ci propose des interprétations du constitutionnalisme des périodes précédentes et procède ainsi à une reconstruction rétrospective de l’origine du constitutionnalisme. De cette manière, notre méthode consistera à aborder aussi sous un angle critique la promotion doctrinale d’une sorte de « Rétro-constitutionnalisme » que diffuse l’histoire du constitutionnalisme, et notamment l’histoire de la justice constitutionnelle.

 

Les théories nouvellement apparues, examinées dans le premier axe de la recherche, comportent presque toutes un regard porté sur l’histoire du constitutionnalisme depuis le XVIIIe siècle, sur la succession des sens donnés au concept de constitution et à d’autres concepts juridiques qui lui sont liés (séparation des pouvoirs, justice constitutionnelle ou judicial review, révision constitutionnelle ou pouvoir d’amendement, régimes d’exception (Häberlé 2004 sur la notion de développement constitutionnel par strates textuelles), et sur les doctrines philosophico-juridiques qui ont alimenté la pensée constitutionnelle de Montesquieu et Rousseau à Kelsen et Hart. Sans partager nécessairement les thèses « originalistes » de certains membres de la Cour suprême des États-Unis, en faveur d’une interprétation de la constitution de 1787 selon les intentions des founding fathers ou framers, et dans le contexte du premier constitutionnalisme de la fin du XVIIIe siècle (Scalia 1997), les juges et les universitaires qui se sont exprimés sur les mutations constitutionnelles des deux décennies 1990-2010 ont très souvent fait référence à l’histoire dans leur discours juridique, quand ils n’ont pas procédé ouvertement à une relecture des sources historiques du constitutionnalisme.

Ce type de démarche, qui articule le « néo » avec le « rétro » - c’est-à-dire avec une interprétation du passé - n’est pas a priori incompatible avec la recherche scientifique, menée par des historiens (qu’ils soient catalogués comme historiens du droit, des faits politiques ou des idées), qui travaillent également à partir d’une démarche contemporaine. Il existe néanmoins une inévitable tension - que beaucoup de juristes ignorent ou feignent d’ignorer - entre la mobilisation d’arguments historiques sélectionnés au profit d’une thèse identifiée (judiciaire ou dogmatique) et l’enquête historique « objective » (au sens où elle rend compte de différents points de vue et se plie à une analyse « vérifiable » des sources) qui ne vient pas à l’appui d’une « doctrine ».

 

Précisons que, bien entendu, l’expression « rétro-constitutionnalismes » employée ici, s’entend sans aucune connotation dépréciative ou péjorative. De même que l’emploi de « Néo » précédemment, celui de « Rétro » fait seulement allusion, de manière neutre et sans jugement de valeur sur les contenus, aux processus de « rétrodiction » historique au sens de Paul Veyne (1971).

 

Enfin, ajoutons que, en raison de son objet même, qui est d’essayer de restituer la diversité et la complexité des expressions contemporaines du constitutionnalisme, la présente enquête revêtira un caractère pluraliste dans ses méthodes. Ce souci de pluralisme transparaît aussi dans les compétences de l’équipe, qui associe à plusieurs spécialistes reconnus du droit constitutionnel positif, des théoriciens et philosophes du droit, des historiens du droit, des sociologues du droit, des spécialistes de la science politique ou encore du droit privé. Cette pluridisciplinarité droit/histoire/sciences sociales est d’ailleurs la marque essentielle de l’UMR 7074, qui fédère les travaux de chercheurs du CNRS, de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, de l’EHESS et de l’ENS (v. infra, point 5, « Partenaire, qualification du coordinateur et des participants »).

Mais on conviendra facilement que cette pluridisciplinarité est ici assurée par des chercheurs qui, pour avoir plusieurs cordes à leur arc, n’en demeurent pas moins des juristes à titre principal. Loin d’apparaître comme un inconvénient, cette caractéristique est ici revendiquée comme étant la marque d’un souci spécifique de notre projet : celui de faire entendre le « son de cloche » des disciplines juridiques  dans la lecture des évolutions politiques et sociales fondamentales du monde contemporain. Cette « voix du droit », ou plutôt des juristes qui sont souvent cantonnés  dans la sphère étroite de l’expertise technique, n’est pas si fréquemment entendue. Aux membres du Centre de théorie et analyse du droit et aux participants qui s’associent individuellement à son partenariat dans le présent projet, l’adoption de la perspective juridique apparaît comme une exigence majeure de l’intelligence des phénomènes politiques et sociaux.